Il y a presque dix ans qu’il est, à Paris, le correspondant d’un journal britannique. Il y a même beaucoup plus longtemps qu’il est un familier et un amoureux de cette ville, où il a vécu étudiant dans les années 20. Depuis qu’on est entrés en guerre, il se rend tous les jours, ou presque, à la conférence de presse d’un colonel du Ministère de la Guerre chargé de donner aux journalistes des informations de première main. Mais de plus en plus, il est exaspéré par le peu de fiabilité de celles-ci. Par ailleurs, il doit faire passer par la Censure les articles qu’il envoie dans son pays. Or, on lui supprime tout ce qui n’est pas conforme à l’optimisme officiel de commande. Aussi, lorsque les événements se précipitent, le 10 mai, il prend la décision de rédiger chaque jour son journal personnel. « La Censure française a fait du journalisme un métier malhonnête ». « Ce journal est ma soupape de sûreté ».
La première chose qu’il y note est la façon dont il apprend le déclenchement des opérations, le matin du 10 mai. « Je dormais encore à huit heures et demie dans ma chambre du quai Voltaire quand le téléphone a sonné. » C’est son ami et collègue Gilbert qui le met au courant. Surprise complète. « Nous nous y attendions sûrement moins qu’à bien d’autres moments au cours des huit derniers mois ».
Vie (faussement) tranquille à Paris en mai
Il mène encore à Paris, en mai et début juin, une vie relativement routinière. Il rencontre des personnalités politiques susceptibles de lui fournir des renseignements. Ainsi, il hante les bureaux des Ministères, il passe au Sénat ou à la chambre des Députés, où, le 29 mai, il recueille des propos de Déat et a un court aparté avec Reynaud. Il est sévère pour les sourdes connivences idéologiques de certains, comme Bonnet, avec l’esprit fasciste, voire national-socialiste. Bien entendu, il est attentif à tout ce qu’il peut apprendre du développement de la situation militaire, la percée des Ardennes, la retraite de Belgique, l’embarquement de Dunkerque, la trahison du Roi des Belges, la bataille sur la Somme, etc., et il opère des recoupements pour démêler le vrai du faux dans les informations qui lui parviennent, y compris parmi celles qui circulent jusque dans « les milieux bien informés ». Il enregistre les variations du moral de la population. Ainsi, le 16 mai, taxis et autobus disparaissent : « Les gens quittent Paris […]. Il y a de la panique dans l’air ». Mais le 19, à nouveau, « Les rues sont bondées. Les cafés aussi ». Le 24, il remarque : « Nous n’avons pas pour les Boches cette haine vigoureuse que nous avions pendant la dernière guerre ». Ainsi, on lit dans les journaux, on entend à la radio de très polis « Monsieur Hitler par-ci, Monsieur Hitler par-là ».
Et la vie ne s’arrête pas pour autant. Alexander Werth joue Chopin, Bach et Beethoven au piano, à chaque fois qu’il en a l’occasion. Il fréquente les bons restaurants, ainsi que la brasserie Lipp, les Deux-Magots ou le café de Flore, où il croise Picasso. Il se réjouit du spectacle que lui offre constamment Paris, et l’apprécie d’autant plus qu’il le sait terriblement menacé. Même, une nuit d’alerte, le 12 mai, il note : « Nuit exquise […]. Je reste assis à la fenêtre. Sur la Seine, les lumières s’éteignent […]. Le fleuve est étrangement calme ; le Louvre se découpe en noir ainsi que la coupole de l’Institut et – là-bas – Notre-Dame ». Une autre fois, le 20 mai, il fait une pause, avec Marion sa compagne, au Pont-Neuf. « Je regarde ce coin de Paris – de Paris à son agonie : et j’éprouve pour lui une infinie tendresse ».
Un des aspects les plus inattendus de l’existence que mène A. Werth à Paris est la fréquentation du milieu pittoresque des Russes blancs exilés. Sa propre famille a fui la Révolution bolchevique pour se réfugier en Grande-Bretagne, et il se sent proche d’eux, d’autant qu’il parle russe lui-même. Ils sont d’une fierté tout aristocratique dans leur misère. « Voilà vingt ans qu’ils vivent au jour le jour ; mais ils vivent tout de même […]. Que deviendront-ils si tout s’écroule en France ? » Ils ont bien déchanté depuis l’époque où certains étaient persuadés que « Hitler restaurerait la Sainte Russie ». « Pauvres chers Russes blancs ! – ce sont les gens les plus incapables et les plus adorables du monde. L’antipode de ce nouveau meilleur des mondes que Hitler veut instaurer ». Werth leur vient en aide autant qu’il peut, en dons de vêtements notamment, et en argent.
Alexander Werth
Paris bombardé
Après Dunkerque, la pression allemande se fait sentir de plus en plus directement. Le 1er juin, Werth écrivait encore : « Pourquoi Paris n’a-t-il pas été bombardé ? Serait-il vrai que les Allemands veulent réellement laisser Paris intact ? ». Mais le 3 juin, les avions allemands causent de gros dégâts dans le 15ème, aux usines Citroën notamment. Werth se rend dans le quartier, voit les maisons endommagées, le sol jonché de débris de verre, interroge les témoins et les badauds. Le lendemain il apprend qu’il y a eu 906 victimes, dont 254 tués. Un de ses amis remarque – il le note le 4 juin –, qu’ « on prend enfin les Polonais au sérieux […], on les traite avec beaucoup plus de respect qu’avant ». On ressentait en effet envers eux une sorte de commisération depuis l’effondrement rapide de leur pays en septembre 1939. À l’époque, Français et Britanniques ne les avaient pas beaucoup aidés. Maintenant on connaît le même sort qu’eux et nombre d’entre eux combattent à nos côtés sur le sol français. Chaque jour les signes de l’avance ennemie se précisent. Le 7, « la nuit, on entend nettement le canon ». Le dimanche 9, il y a dans l’air une « légère odeur douceâtre de sapins qui brûlent ». Alexander se prépare à quitter son hôtel dès le lendemain matin. « Je suis terriblement anxieux. Je ne peux pas m’endormir ».
Les jours suivants sont particulièrement mouvementés, ne lui laissant pas le loisir de rédiger. Le journal sera désormais rétrospectif, il n’en reprendra la rédaction que plusieurs jours plus tard. Le soir du 10 juin, « à sept heures, nous apprenons que l’Italie a déclaré la guerre ; cela ne nous apparaît que comme un menu détail dans la catastrophe générale ». Un petit groupe s’est rassemblé chez son ami Gilbert, à Saint-Cloud, pour former un convoi de trois voitures. Alexander a dû, la mort dans l’âme renoncer à presque tous ses livres, sauf trois ou quatre, dont le Journal de Gide (probablement le volume qui vient de paraître dans la Pléiade) et une anthologie de textes de Péguy (La France, Gallimard, 1939) ; et à ses tableaux, sauf un précieux Matisse, dont l’emballage lui donnera du souci.
Tours, capitale de la France qui fiche le camp
Enfin, mardi 11, à 0 h 40, on part. « À Versailles, l’embouteillage est effrayant […]. Nous finissons par avancer, en première vitesse, par bonds d’un mètre ou deux ». Une des voitures ne suit plus (ils ne la retrouveront qu’à l’arrivée). Une autre a une crevaison. « Je trouve cela drôle – je suis devenu fataliste. Tout cela est si absurde ». On avance tout de même. À Chartres, « il règne dans les rues une animation maladive, et, dans le café, une atmosphère à la fois d’irritation et de désespoir ». Dans un village, sur la route de Châteaudun, court de façon insistante la rumeur que la Russie et la Turquie ont déclaré la guerre à l’Allemagne. Ailleurs, on leur dit que l’Amérique a déclaré la guerre à l’Italie. Informations impossibles à vérifier, et pour cause. Enfin, on arrive à Tours. En somme, les 240 km ont été parcourus assez rapidement, car il est encore l’heure de déjeuner, ce qu’ils font dans un café, avec les conserves qu’ils se procurent dans une épicerie.
Ensuite, Alexander et Gilbert se mettent en quête du Ministère de l’Information « replié », qu’ils découvrent dans un bâtiment délabré, qui n’est autre que l’ancienne Poste désaffectée. Là, on leur enjoint de ne mentionner Tours, dans leurs dépêches que par l’expression passe-partout « quelque part en France » ! De toute façon, ils ne peuvent télégraphier en Angleterre que via New-York et à un tarif dissuasif. Après-midi de flânerie dans les rues où règnent la pagaille et l’énervement. On dîne assez joyeusement dans un bon restaurant tourangeau. La DCA tire sur des avions qu’on ne voit pas. Il pleut à verse sur la « Capitale provisoire » de la France. On rentre à l’hôtel Métropole, où l’on est déjà passé en début d’après-midi, mais il n’y a pas de place pour tout le monde. Les femmes partagent une chambre, et Gilbert celle d’un autre confrère. « Aucun de nous n’a dormi une seconde, depuis 36 heures, et nous sommes tous très fatigués ». Alexander doit se contenter d’un canapé dans le salon. Néanmoins : « Dormi à poings fermés ».
Le mercredi 12, Alexander manque la conférence du colonel du service de l’information, mais apprend tout de même à quel point les nouvelles sont mauvaises : les Allemands ont traversé la Seine et la Marne. Avec Marion, il se promène jusqu’à la Loire, dont il constate qu’elle n’offre qu’un obstacle dérisoire aux forces d’invasion. « Les cafés sont bondés de personnes connues […]. Ils ont tous l’air heureux d’être là – loin de Paris ». Il y a même là l’extravagant candidat perpétuel à l’Académie et à la Présidence de la République, Ferdinand Lop. « C’est comme une espèce de cauchemar comique ». Alexander rédige pour son journal une dépêche… que le responsable ne transmettra d’ailleurs pas en temps utile. On déjeune. On cause. On traîne. On dîne. On rentre à l’hôtel. « Il y avait sur Tours une belle pleine lune ». Cette fois, Alexander partage la chambre d’un confrère.
Le jeudi 13, lendemain de l’appel pathétique de Reynaud à Roosevelt, il n’est question dans les conversations que du transfert du gouvernement à Bordeaux et de Capitulation, deux perspectives qui ne s’accordent du reste pas très bien ensemble. Alexander fait une dépêche pour son journal, mais sans certitude de pouvoir l’acheminer : c’est le règne de la pagaille.
Le vendredi 14, l’aspect de la ville a encore changé : « Des autos à n’en plus finir […]. Il pleut […]. Il y a sur tous les visages une expression de désespoir ». Les nouvelles de Paris sont sinistres. « Tout le monde décampe, et l’hôtel se vide ». Les services officiels ont déjà déserté la « capitale provisoire ». Vers 18h, alerte, bombardement de l’aérodrome. On voit des femmes en larmes, soit parce qu’elles craignent pour leur mari, soit parce qu’elles apprennent la nouvelle insupportable que les Allemands sont à Paris. Tous se préparent à un nouveau départ. « Étrange, cette facilité avec laquelle on peut ces temps-ci dire adieu aux gens, même à ceux pour qui on a de l’amitié, en se disant qu’on ne les reverra jamais ».
Bordeaux, dernière étape, suprême espoir
Et les trois voitures reprennent la route, après une très courte nuit, le samedi 15, à 4 h 30. « Les routes grouillent de gens à bicyclettes ». À Poitiers, ils assistent à un incident violent entre un sous-officier aviateur qui circule à moto et un policier qui est persuadé que c’est un parachutiste allemand déguisé. Ils font un détour par Saintes, en prenant de petites routes. Excellent choix. « Nous allons très vite, traversant d’adorables campagnes boisées […]. Nous avons même pu avoir de l’essence dans une petite ville ». Saintes offre l’apparence d’une station estivale agréable, où l’on déjeune très bien dans une sorte de pension de famille. On arrive enfin à Bordeaux sous une pluie battante. On a couvert assez facilement les 380 km de cette journée. La pagaille, dans la nouvelle « capitale provisoire » est indescriptible. On s’enquiert des possibilités d’embarquement, qui sont bien incertaines. Trouver un toit pour la nuit n’est déjà pas facile. Par chance, on profitera du logement exigu d’un diplomate britannique qui espère lui-même se rendre à Londres en profitant d’un avion, pour raison de service. « Nous avons passé la nuit, tant bien que mal, sur des canapés, dans des fauteuils, sur le plancher ».
Le dimanche 16 juin, on voit encore près de l’Hôtel Splendide beaucoup de visages connus, mais décomposés par l’angoisse. Cette fois, c’est « un cauchemar tragique ». Même atmosphère pesante à la sortie du Conseil des Ministres, à laquelle Alexander assiste presque fortuitement. Tous n’ont qu’une pensée : que va-t-il se passer si les Allemands attaquent Bordeaux ? On fait miroiter aux sujets de sa Majesté – ils sont nombreux – la possibilité de s’embarquer. Pour ne pas laisser passer cette chance fragile, « nous avons décidé de passer la nuit dans nos autos, exactement en face de l’Hôtel Splendide ». Partout, des gens dorment, ou tentent de dormir, les uns sur des sièges dans le vestibule de l’hôtel, les autres dans les nombreuses autos aux alentours. « La nuit était sereine et étoilée ». Mais Alexander éprouve le sentiment poignant d’une agonie.
Au réveil, le lundi 17, la manchette du Journal annonce que Pétain remplace Reynaud à la tête du gouvernement. Alexander, Marion et leurs amis se rendent en voiture jusqu’à la pointe de Grave où ils doivent prendre leur bateau. Ils apprennent que Pétain a annoncé à la radio son intention d’entrer en pourparlers avec l’ennemi. « Mauvaise nouvelle […]. Quel déplorable effet elle va produire sur les troupes qui […] résistent encore ! Personne n’aime à se faire tuer le « dernier » jour d’une guerre ». Dans l’après-midi, les premiers réfugiés montent à bord du Madura, un paquebot britannique qui rentre du Kenya par le Cap de Bonne-Espérance avec une demi-douzaine de passagers et qui est prévu pour en accueillir 150. Cette fois, il y en aura au total 1.500. Mais avec son équipage et son personnel dévoué de « lascars », le capitaine prendra le second jour des mesures draconiennes pour nourrir tout ce monde, grâce à un système de billets précisant à chacun des heures de repas différentes et en puisant dans les réserves. En attendant, en fin de journée, un avion allemand survient, jette une bombe, qui manque le navire, et s’éloigne sans demander son reste.
Le mardi 18 au matin, « il faisait un temps clair et délicieux […]. On distinguait clairement la côte […]. La France – la France tragique – était encore là ». De nouveaux passagers embarquent. Le bateau est « maintenant encombré outre mesure ». Et à nouveau, voilà un avion allemand qui survient, heureusement vite mis en fuite par un chasseur français. Quelques passagers français regrettent de quitter leur pays et demandent à regagner la terre ferme. Enfin, à 18 h, le bateau lève l’ancre, escorté par un contre-torpilleur. Il passe la journée suivante en mer et, le matin du 20, il entre en rade de Falmouth. Que la Cornouaille est verdoyante et paisible !
Alexander WERTH (1901-1969), Les derniers jours de Paris, Slatkine & Cie, 2017, 287 p. Témoignage rédigé en français par l’envoyé spécial du Manchester Guardian, publié à Londres quasi simultanément en anglais (The last days of Paris : a journalist’s diary, 274 p.) et en français, par Hamish Hamilton, en août 1940. 10 mai-20 juin : p. 19-224. Dans les années suivantes, il sera correspondant de guerre en URSS.
Alexander Werth, dont le fils est l’historien Nicolas Werth.